Fruit d’un travail de longue haleine de près de cinq ans, Meia Riba Kalxa, le premier album de l’éclectique rappeur luso-angolais nous plonge au cœur de la périphérie de Lisbonne et de sa diaspora africaine en renonçant à toute romantisation. Une œuvre-fleuve intense et multidisciplinaire.
Depuis de nombreuses années maintenant, les alentours de la capitale portugaise sont reconnus pour abriter en leur sein des producteurs téméraires qui dynamitent le son afro-électronique. À grand renfort de percussions démentes et d’élans expérimentaux, les Nigga Fox, Maboku, Nídia et consorts ont imposé une signature sonore qui ne ressemble à aucune autre, allant jusqu’à devenir un véritable emblème des ghettos de Lisbonne : la batida. Et si cette scène grouille de talents singuliers, offrant à une cadence effrénée de sorties (la récente trilogie en montagne russe de Nídia en est une nouvelle fois la preuve), elle n’est pourtant pas l’unique forme que prend la créativité de la diaspora africaine qui naît aux portes de la ville blanche. Bien au contraire.
Le jeune João Pascoal alias Tristany — dont il emprunte le nom à sa mère, Ritta Tristany — apporte justement un nouveau regard sur ces banlieues lisboètes et les âmes qu’on y croise. Lui, qui regrette de voir se « perpétuer et glorifier la précarité » dans son quartier de Mem Martins « amenant les gens à avoir des histoires à raconter dessus », prend les devants et raconte la sienne avec une sensibilité de tous les instants sur Meia Riba Kalxa, son premier album dont il a dessiné les prémices il y a maintenant cinq ans de cela. Signifiant littéralement « chaussette par dessus le pantalon » en créole cap-verdien, – et dont il laisse tout le soin à l’auditeur de se faire sa propre interprétation derrière cette pratique vestimentaire – ce fils du musicien angolais de semba, Firmino Pascoal, et d’une mère portugaise également musicienne, nous familiarise pendant quatre-vingt-deux minutes à l’atmosphère multiculturelle du lieu qui l’a vu grandir. « Je ne veux pas qu’on me voie comme celui qui sait tout sur les personnes qui vivent ici avec moi, je n’ai pas l’impression de représenter quelqu’un en particulier, mais j’ai pleinement conscience que ma musique vient, elle, d’un endroit en particulier et parle de cet endroit (Mem Martins et la ligne de Sintra, NDLR). Je suis un reporter », précise Tristany, plein de lucidité.
Finalement, il n’est pas étonnant d’apprendre qu’il considère sa musique comme étant « un peu apatride », tant les multiples influences du carrefour de cultures de la ligne de Sintra ne lui permettent pas « honnêtement de se sentir d’un côté plus que d’un autre ». Et cela se manifeste bien évidemment dans sa musique, à la fois évolutive, totalement enracinée dans le paysage local et ainsi ouverte à la rencontre entre tradition et modernité. « Il n’y a pas de règles et j’espère que les gens ont en tête que mon prochain morceau peut-être n’importe quoi », nous voilà prévenu ! Quoi de plus normal donc pour lui qu’un morceau trap clippé aux pieds des tours de sa cité mute à mi-chemin en un funaná endiablé on ne peut plus roots, comme c’est le cas sur l’improbable mais non moins excellent « Acliclas ». Ou bien de voir la délicate ballade de « Rapepaz » monter peu à peu en puissance et devenir un instant de rap cathartique et profondément mélancolique. « Les rythmes sont la base de la vie, j’ai essayé de voir les choses d’une manière quotidienne normale, avec les bugs et delays de nos vies », analyse le jeune artiste de 22 ans, également producteur de la quasi-totalité de l’album.
Si cette odyssée personnelle est née d’un long processus d’introspection, Tristany tient à souligner à plus d’un titre que « ce grand voyage » qu’est Meia Riba Kalxa est surtout le résultat d’un effort commun effectué avec son entourage. « Un travail de coopération et de communauté » comme il aime à le dire. À ce titre, le travail du réalisateur Diogo Carvalho et du photographe et graphiste Onun Trigueiros, « les personnes les plus importantes dans la création du langage général de l’album » est essentiel pour s’immerger pleinement dans la réalité du récit de Tristany. À cœur ouvert et libre d’interprétation, il ressort de cette première œuvre criante de sincérité, l’impression tenace d’écouter comme une version de Blonde de Frank Ocean, s’il avait grandi dans la ligne de Sintra et avait été abreuvé par les influences métisses de ces quartiers.
Meia Riba Kalxa de Tristany, disponible sur Spotify, Deezer et Apple Music.